Le Journaliste, HARDOUIN-DUMAZET (1893-1899)
nous conduit à travers l’île…
Extrait de
“Voyage en France
Îles françaises de la Manche et de la Bretagne péninsulaire »
(Tome 5, chapitre 6 pages 75 à 78)
ET SON ARCHIPEL
(vous pouvez ne sélectionner ci-dessous que la partie de votre choix)
- L’île-Grande vue de Pleumeur
- Arrivée à “Enes Meur” : Le pont, Kervalant, Kerjagu, Kervegan
- Rucornic, « église » Saint Sauveur, fontaine et pointe de « Creach an Lannic »
- Vue sur « la rade de Toinot »
- L’extraction du granit, activité principale
- Le hameau de Helegueric et le manoir
- Ty Gward, le Corbeau, Morville et le dolmen
- Retour vers kervegan : les îles d’Aval et d’Erch, le Poullou
- Les mouillages à l’île-Grande
- L’île-Grande : terre de braves gens et de rudes travailleurs
1. L’île-Grande, vue de Pleumeur
Kervegan, Ile-Grande, septembre
Il reste beaucoup à faire encore pour rendre ces superbes côtes du lannionnais accessibles.
Les routes se tiennent loin du littoral, on ne peut guère les parcourir qu’à pied. En voiture, les détours pour aller d’une plage ou d’une baie à une autre sont immenses.
De Trégastel à l’île-Grande, par exemple, la distance est au moins doublée ; il faut descendre à mi-chemin de Lannion et faire brusquement un crochet par Pleumeur-Bodou.
Le paysage, sans être beau, est cependant intéressant, peut-être le doit-il à sa sauvagerie même.
… On commence à découvrir l’île-Grande au moment de pénétrer dans le village de Pleumeur-Bodou.
A distance, le bras de mer qui la sépare de la côte est invisible, elle semble soudée au continent.
C’est un plateau nu, sans arbres, mais couvert de maisons aux toits rouges, au-delà une multitude de rocs et d’îlots lui font cortège.
Pleumeur est un bourg d’aspect prospère grâce au soin apporté à la construction des maisons ; les inépuisables carrières de l’île-Grande lui ont fourni des matériaux taillés…
Le chemin descend aussitôt par une pente fort raide ; sur moins d’un kilomètre, la dénivellation est de cinquante mètres. On est alors entre deux ravins très profonds et très verts, où coulent de clairs ruisseaux. L’eau abonde partout….
Nous sommes bien en Bretagne ici, les noms de lieux par leur consonance sont bretonnants comme nulle part ailleurs.
Autour du petit estuaire formé par le ruisseau, voici Pen-an-Guern, Kermor-Hézan, Run-an-Guern, hameaux habités par les carriers venus de l’île-Grande. L’exploitation de la pierre est l’industrie du pays, elle fait vivre des milliers de personnes.
A Pen-an-Guern*, on traverse le petit cours d’eau pour longer les rives d’une vaste baie en ce moment à sec, formée d’un sable résistant sur lequel les voitures peuvent passer pour aller chercher des pierres dans les diverses carrières. (*aujourd’hui “Penvern”)
De la baie surgissent de nombreux mamelons rocheux, qui, à haute mer, seront autant d’îles.
Les plus importants sont l’île Aval et l’île Erch. Les autres sont Morville et au large, parmi les récifs, l’île Goulmedec.
Seule l’île d’Aval a quelque verdure et une ferme, dont le toit d’un rouge vif se détache crûment sur le fond vert des prés et des champs.
On croit que c’est l’île d’Avalon ou Agalon, où fut enterré le Roi Arthur attiré dans cet îlot par les enchantements de la fée Morgane. En réalité, le prince fabuleux aurait été englouti par les sables mouvants de la baie.
2. Arrivée à “Enes Meur” : Le pont, Kervalant, Kerjagu, Kervegan
Le chemin aboutit à un détroit, en ce moment, à mer basse, lagune sans profondeur, franchi par un pont de granit.
En face, voici Enès-Meur, l’île-Grande, ses nombreux villages et ses rocheuses campagnes.
Le pont est vite franchi, la route pénètre dans l’île par une tranchée qui nous révèle la constitution du sol. C’est une simple calotte de granit, recouverte d’une couche végétale très mince.
Au Nord, deux ou trois criques se creusent.
Plus loin voici Kervalant (ou “Kervolant”) et enfin le centre principal de l’île, Kervégan, où se trouvent l’auberge, l’école, et une haute construction aux allures de château.
Pendant qu’on prépare notre déjeuner chez le boulanger-épicier-aubergiste-commissionnaire-banquier de Kervégan, nous allons faire le tout de l’île.
L’excursion est assez longue, l’île a deux kilomètres d’étendue dans le sens de l’est à l’ouest, et onze cents à douze cents mètres du nord au sud ; c’est une masse régulière frangée, devant Kervégan, par une anse assez vaste au milieu de laquelle est un îlot.
3. Rucornic, « église » Saint Sauveur, fontaine et pointe de « Creach an Lannic »
En suivant les rivages de l’anse méridionale, on atteint bientôt, près de Rucornic, l’église Saint Sauveur* paroisse de l’île.
(il s’agit de la Chapelle Saint Sauveur )
Elle est sur un ressaut de terrain au pied duquel coule une fontaine ; coule est un mot peut-être exagéré, à peine un suintement d’eau. Mais la source a dû être plus forte autrefois ; on ne s’expliquerait pas autrement l’élégante clôture de granit, bordée intérieurement de bancs, qui entoure le petit bassin. Au-dessus de la source même, est une niche renfermant la statuette de saint Yves, en faïence. Cette fontaine, dédiée au Saint Sauveur est un lieu de pèlerinage, les mères viennent de fort loin y plonger leurs enfants pendant trois lundis de suite pour les faire marcher.
Nous ne sommes pas un lundi, aussi, la fontaine est abandonnée.
Elle alimente plus bas un lavoir aux eaux prodigieusement sales, autour duquel les laveuses sont groupées.
L’église est une pauvre chapelle gothique avec des ex-voto nombreux. Elle renferme de curieuses statues et un Christ en bois, naïvement sculptés et bariolés, œuvres sans doute, des tailleurs de granit de l’île. Le sol est recouvert de grandes dalles funéraires. Au dehors, tout autour de la petite église dont la sacristie porte une inscription rongée laissant lire encore la date 1563, s’étend le cimetière rempli de grandes pierres tombales gravées.
Près de l’église, une vaste construction blanche entourée d’un jardin est l’habitation des douaniers ; le vent a retroussé les sables sur le rocher et formé au-dessus un bourrelet de dunes d’où la vue est complète sur ce paysage bouleversé des carrières.
De cette pointe, appelée Creach-an-Lannic, nous découvrons un grand nombre d’îlots, pour la plupart sans verdure, mais continuellement excavés par les carriers.
Le granit de l’île-Grande une pierre bleue à grain fin pailleté de gneiss, est très dur, mais se prête bien à la taille aussi convient-il à merveille à certains emplois tels que la bordure des trottoirs et des murs de quai ; l’extraction en est facile, la mer monte assez haut dans les divers mouillages de l’île-Grande pour que les petits navires puissent venir charger près des carrières. Tous ces avantages ont donné une grande importance aux gisements de l’île et des nombreux îlots qui l’entourent, ce qui explique la population considérable de ces rochers nus -plus de 800 habitants.
4. Vue sur « la rade de Toinot »
Devant Creach-an-Lannic s’étend la rade, ou plutôt le mouillage de Toinot, presqu’à sec à cette heure ; c’est une immense grève remplie de rochers, les uns couverts à marée haute, les autres toujours émergés. Écueils ou îlots sont exploités en carrières.
Au-delà de cette rade, d’autres îles surgissent encore ; la plus éloignée vers le sud, Milio [1], est la plus vaste. C’est une arête de rochers haute de soixante mètres, longue d’un kilomètre, large de quatre à cinq cents mètres au centre et se terminant par deux pointes effilées. Milio est très verte, au centre elle renferme de belles cultures au-dessus desquelles est une ferme. Quelques ruines prouvent que l’île fut jadis plus fortement habitée. Entre Milio et la côte, une grève au milieu de laquelle surgit un autre îlot permet de se rendre sur le continent à pied sec.
[1] Milio est orthographiée Millau sur la carte de l’état major. Entre celle-ci et la carte du service vicinal, il y a dans la façon dont les noms sont écrits des divergences nombreuses, j’ai du adopter de préférence les indications de l’état-major.
D’autres îles, moins considérables, ferment la rade :
- Molène qu’il ne faut pas confondre avec la Molène d’Ouessant et qui comprend deux rochers : grande et petite Molène ;
- La grande et la petite Fougère.
- Un îlot plus considérable, haut de dix mètres, est devant la pointe de Toinot ; la carte ne donne pas le nom de ce rocher, j’avise une bonne femme sur le seuil d’une misérable, sale et lugubre maison, devant un petit champ de pommes de terre et de haricots et vais lui demander le nom de cette île. Elle ne comprend pas un mot de français et s’évertue à me répondre en breton.
Il faut aller plus loin pour trouver des gens parlant français. La campagne est morne, les champs sont maigres, seules les femmes y travaillent, tous les hommes sont dans les carrières. Ici pas de marins, l’île ne renferme que deux pêcheurs ; mais l’homme dédaigne le travail de la terre tout autant que l’habitant de l’île de Batz ; il préfère extraire et tailler le granit.
Entre ces champs misérables et la côte, bordée d’énormes rochers qui promettent pour longtemps encore du travail aux carriers, se prolonge le bourrelet des dunes couvertes d’une herbe fine et de grands chardons bleus.
La plage, formée d’un sable à très gros grains, sert en même temps de port, les blocs de granit taillés y sont conduits, la mer haute les recouvre, les bricks et les goélettes viennent alors près du point de gisement ; au jusant ces petits navires restent à sec, on n’a qu’à ramasser les pierres taillées et à les embarquer. En deux ou trois marées on peut ainsi procéder au chargement d’un navire. Pour amarrer les bateaux, de grands piliers de granit ont été plantés sur la rive.
5. L’extraction du granit, activité principale
Cette côte orientale de l’île Grande est un vaste chantier. La pierre extraite est taillée sur place.
Sur un promontoire sont quelques maisons basses servant d’abris aux carriers, dans l’une d’elles est un atelier de taillandier, là sont réparés les pics, les marteaux , les ciseaux, servant aux ouvriers. Le forgeron est assis devant la porte avec les carriers, ils déjeunent ; des enfants venus des villages de Rucornic et de Kervégan pour porter le repas de leurs pères jouent parmi les pierres.
Je m’assieds au milieu de ces braves gens pour les faire causer. Deux ou trois ont l’accent traînant de la Normandie ; je m’en étonne, ils m’apprennent que le développement des carrières dans l’archipel de l’île-Grande a déterminé un exode, et quelques familles de carriers sont venues du Cotentin : de Cherbourg, de Diélette, de Flamanville et des Chausey apportant des méthodes nouvelles de travail.
Les carrières ont acquis une importance plus grande ; depuis cinquante ans l’île-Grande alimentait déjà presque exclusivement Bordeaux qui vient y chercher toutes ses bordures de trottoirs. Par Bordeaux et Bayonne le granit de l’île Grande pénètre dans tout le midi ; à Pau, à Lourdes, malgré les carrières des Pyrénées, on rencontre les durs matériaux bretons. Aujourd’hui Cherbourg, le Havre, Caen, Rouen sont également des tributaires. La digue de Cherbourg emploie de grandes quantités de granit de l’île-Grande.
Les 800 habitants vivent tous de cette industrie ; il n’y a pas plus de 8 ou 10 fermes dans l’île. Le métier est bon : en été on commence à travailler à 5 heures du matin pour quitter le chantier à 8 heures du soir.
Chantiers primitifs s’il en fut. Chaque flot est une carrière, près de laquelle on a construit une maison servant à la fois de cantine et d’atelier de taillandier pour la réparation des outils.
On s’y rend par la grève à basse mer, mais pendant la marée, on est complètement isolé. Alors la maison au toit rouge placée sur ces rocs pelés donne une impression de tristesse poignante, surtout lorsque la mer fait rage, pendant les tempêtes si fréquentes sur ce littoral.
Mais le travail, si pénible soit-il, est fortifiant dans cet air pur et salin. Les ouvriers ont une apparence robuste, ils adorent leur métier. Le forgeron qui me décrit leur existence a une affection profonde et instinctive pour ce vaste havre entouré d’îlots, où des navires échoués, d’autres à l’ancre chargent les pierres taillées. Ils sont nombreux aujourd’hui les petits vaisseaux, car les travaux de Cherbourg nécessitent une grande quantité de matériaux.
Les ouvriers me désignent les îlots : voici l’île à Canton, grand rocher bizarrement découpé, où les carrières sont nombreuses, entouré de belles plages d’un sable fin mais ne renfermant aucune maison.
L’île du Renard, rocher hérissé et tailladé, possède une forge ;
une forge encore dans chacune des îles Fougère et Toinot, dans Losquet et Lierne.
Ces écueils , si petits que les cartes ne donnent souvent pas leur nom, sont donc très vivants ; ils forment au mouillage de Toinot le cadre le plus saisissant qu’on puisse rencontrer, par le contraste de leur aridité absolue et du travail dont leurs roches sont l’objet.
L’extraction est faite par de petits patrons, ou même des tâcherons louant une carrière et vendant la pierre directement ; la plupart se bornent à échanger le produit de leur travail contre les aliments et objets de ménage dont ils ont besoin.
L’aubergiste-boulanger leur fournit la farine, les fagots d’ajonc nécessaires aux foyers -car l’île n’a pas de combustible- et jusqu’à du tabac, pour de la pierre.
Le fond de la nourriture consiste en pommes de terre de l’île, elles sont excellentes et produites en abondance sur les terres louées par le marquis de Broc, propriétaire de ce vaste domaine.
A l’auberge, me disent mes obligeants compagnons, on vous expliquera mieux ce que nous faisons pour gagner notre vie.
Je serre la main aux vaillants carriers dont le repas a pris fin ; ils recommencent à frapper la pierre sonore pour lui donner des formes régulières. Sur tout le rivage et les îlots voisins, le même bruit mat et argentin à la fois se fait entendre.
Nous longeons maintenant une grève formée de galets monstrueux, les carriers vont les chercher pour les débiter à la crête de la côte où les éclats se dressent en talus énorme. La mer qui a amené ces blocs doit être effrayante pendant les tempêtes. En ce moment, elle roule doucement des lames lentes et silencieuses.
A une petite distance l’île déchiquetée du Renard se hérisse en un farouche désordre, les carriers qui l’exploitent autour de leur cantine au toit rouge semblent des fourmis. Près du Renard, les belles plages de l’île à Canton semblent attendre des baigneurs ils ne viendront sans doute jamais.
Au large, à près de 10 kilomètres de l’île-Grande surgissent d’autres écueils, sur l’un d’eux est la belle tour carrée d’un phare. Ce sont les Triagoz , récifs portés par le plateau sous-marin dont les Sept-iles sont une autre partie émergée. Le phare, construit sur l’îlot de Guen-Bras, a une portée de 15 milles.
6. Le hameau de Helegueric et le manoir
Du rivage bouleversé du nord, l’île se relève peu à peu et forme un grande plateau de culture au milieu duquel, au-delà du hameau de Hélégueric,
est une vaste ferme aux allures de manoir avec ses tours rondes. (il s’agit là du “Vieux château des Landes” )
C’est le centre agricole de l’île.
Tout autour, les champs déjà dépouillés nous révèlent les récoltes enlevées. Du froment, de l’orge, des pommes de terre, voilà toute la production de l’île ; la quantité est insuffisante pour cette population considérable, aussi les femmes ne pouvant toutes s’employer à la culture cherchent-elles à la mer des ressources pour aider à l’entretien de leurs pauvres ménages ; la récolte et l’incinération de varechs et goémons, la cueillette de ce lichen appelé mousse de mer dont l’emploi est considérable en pharmacie, occupent un grand nombre d’entre elles. Ce lichen blanc et gélatineux donne lieu à un assez grand commerce.
Mme Le Bail Coadou, qui tient l’auberge et échange des marchandises contre le lichen en expédie six tonnes chaque année ; ce produit est très léger et ces six tonnes représentent le chargement de plusieurs petits navires ; ils prennent des pierres comme lest.
7. Ty Gward, le Corbeau, Morville et le dolmen
En quittant le manoir, on suit un sentier conduisant au point culminant de l’île*, amoncellement de blocs de granit dressé à 34 mètres au-dessus de la mer. *Run al Lannou
Au sommet sont les ruines d’une maison envahies par les pariétaires.
Les murailles et les cheminées sont encore solides ; il suffirait de recouvrir les ruines d’un toit pour avoir un abri confortable.
Ce fut sans doute un poste de guet, car, de là, on découvre l’île entière, une vaste étendue de mer et une partie des îlots de Trégastel.
La côte, au-dessous, est taillée en falaise et séparée par un chenal étroit d’un îlot de rochers activement excavé par les carriers qui y ont construit deux misérables cahutes ; une petite goélette est ancrée au rivage et charge des pierres pour Cherbourg.
Plus loin l’îlot du Corbeau s’élève nu couronné d’une singulière pyramide de pierres plates.
A côté, l’île Morville, puis les autres rochers qui se dressent au large de Ploumanac’h.
Non loin de là, parmi les maigres pâturages hérissés de genêts et entourés de hautes clôtures, un monument mégalithique s’est conservé.
C’est un beau dolmen formé d‘une table supportée par six pierres, tout autour une rangée circulaire de grandes dalles forment un cromlech. C’est un des monuments de ce genre les plus complets de Bretagne.
Du haut de ce dolmen, la vue s’étend sur l’île, sur la large baie qui la sépare du territoire de Trégastel.
8. Retour vers kervegan : les îles d’Aval et d’Erch, le Poullou
La mer est montée maintenant, elle entoure l’île d’Aval et l’île d’Erch.
Par un sentier bordé de pâtures, puis de champs cultivés, nous gagnons le hameau du Poullou, composé d’humbles maisons ouvrières, mais construites en solide granit, et rejoignons la petite capitale de l’île, Kervégan, où la vaillante Mme Le Bail Coadou nous a préparé à déjeuner avec les ressources de son magasin : des sardines et une soupe à l’oignon, voilà ce qu’on trouve à l’île-Gande lorsqu’on n’a pas annoncé sa visite. Heureusement nous avions cueilli dans les fontaines de Saint-Duzec une botte énorme de cresson, l’on put allonger le menu ; mais l’auberge possède d’excellent vin apporté de Bordeaux par les bateaux qui viennent charger les pierres et Mme Le Bail sait élever la soupe à l’oignon à la hauteur d’un plat national.
– Ah s’écrie mon petit Pierre ravi, on ne sait pas faire de la soupe comme celle-là, à Paris.
– Oui, mon petit bonhomme, il y manquerait six heures de marche ou de voiture par les grèves des Côtes-du-Nord !
Tout en déjeunant, je recueille sur l’existence des insulaires des détails nouveaux. Leur sort s’est bien amélioré depuis que l’on a jeté un pont sur le détroit ; jadis, il fallait parfois renoncer à aller sur le continent, on ne pouvait passer qu’à basse mer, il était impossible d’amener un médecin, il fallait aller, il faut encore aller le chercher à Lannion, mais une voiture peut arriver à toute heure.
Ce pont a donné à l’île des facilités immenses, toutefois le commerce des pierres ne peut guère en profiter, Lannion est une trop petite ville et elle est trop éloignée.
9. Les mouillages à l’île-Grande
Le commerce se fait toujours par mer, or, l’île n’a pas de port.
Les navires ne trouvent que trois mouillages où ils viennent échouer :
- Toinot, entre l’île Fougère et Rucornic ;
- Morville, près de l’île de ce nom
- et, non loin du pont et de l’île d’Aval, le mouillage de Penvern.
Mais aucune balise n’en indique l’entrée de jour, aucun feu ne les signale la nuit, aussi les navires hésitent-ils souvent à entrer.
Malgré ce grand commerce, bien plus considérable que le mouvement maritime de Lannion, Enès-Meur n’a donc rien qui ressemble à une organisation maritime ; bien plus, le trafic y est gêné par les formalités de douane ; on ne peut les faire sur place ; Il faut s’adresser à un autre port.
Et pourtant, dans la belle saison, il y a presque toujours une douzaine de bateaux en charge.
Si les chenaux étaient balisés, si des cales de débarquement étaient construites, si l’atterrissage de nuit était facilité par des feux, l’exploitation des carrières en recevrait une activité bien plus grande.
10. L’île-Grande, terre de braves gens et de rudes travailleurs
L’île, par son commerce, par sa population, très dense, mérite qu’on s’intéresse à elle. Sur ce plateau vaste de moins de 200 hectares, c’est-à-dire d’un tiers plus petit que Houat, plus petit encore que Hoëdic, elle a une population trois fois plus considérable. Les écoles sont fréquentées par 140 enfants, 80 garçons et 60 filles. Depuis le mois de novembre 1893, ces écoles sont séparées. Jadis, un seul maître devait inculquer le français à ces 140 petits bretons ! Aujourd’hui encore la tâche est excessive, car on ne saurait diriger avec fruit une telle masse d’enfants. Il faudrait au moins un adjoint pour les plus petits.
Telle est l’île-Grande, un des coins les plus intéressants de notre France et des plus ignorés aussi ; terre de braves gens et de rudes travailleurs.
Au moment où nous quittions l’auberge, on venait de défourner le pain ; femmes et enfants remplissaient l’étroite boutique pour être les premiers aux provisions et j’admirais combien, malgré sa rude existence, tout ce petit monde est propre et paraît heureux. Le travail, un travail pénible mais salutaire, l’absence de cabarets et l’ignorance des séductions des villes ont suffi pour développer et rendre prospères ces petites colonies de carriers qui débitent patiemment les rochers d’Enès-Meur et des îlots voisins, ses satellites.
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